Le droit ismaélien druze. Précis d’al-Fāḍil (m. 1050/1640) d’après le manuscrit inédit GAR. 371B de Princeton

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Serval ID
serval:BIB_D2E4DF75AD22
Type
Book:A book with an explicit publisher.
Collection
Publications
Institution
Title
Le droit ismaélien druze. Précis d’al-Fāḍil (m. 1050/1640) d’après le manuscrit inédit GAR. 371B de Princeton
Author(s)
Halawi Wissam H.
Publisher
Éditions de la Sorbonne
Address of publication
Chemin des allinges 8
Publication state
In Press
Peer-reviewed
Oui
Series
Wissam Halawi
Language
french
Abstract
L’histoire des communautés druzes actuelles au Liban, en Syrie et en Israël est relativement bien documentée pour la période moderne et contemporaine. Leurs rites religieux et coutumes familiales ont également fait l’objet de plusieurs études anthropologiques. Or l’organisation sociale des familles druzes à l’époque prémoderne, entre le VIIIe/XIVe et le XIe/XVIIe siècle, continue d’interroger nombre de spécialistes. Le Précis du Šayḫ al-Fāḍil, un traité juridique inédit de la première moitié du XIe/XVIIe siècle, nous permet de lever un coin de voile sur les règles juridiques et les institutions religieuses en vigueur au sein de la communauté druze avant les tanzimat ottomanes. Ce texte, d’une grande originalité, est d’autant plus éclairant sur l’histoire rurale de Syrie qu’il se place dans la continuité des œuvres juridiques druzes rédigées dans la contrée du Ġarb au IXe/XVe siècle, au lendemain de la formation d’une école doctrinale de droit (maḏhab) druze.
Le maḏhab druze comme d’autres maḏāhib (sing. maḏhab) en Islam n’a pas toujours été synonyme d’école juridique doctrinale. Le terme de maḏhab, en fonction des contextes, peut également désigner une école théologique voire une opinion religieuse ; d’ailleurs, les auteurs druzes actuels, lorsqu’ils évoquent le maḏhab druze notamment dans l’expression al-maḏhab al-durzī al-islāmī (la doctrine druze islamique), font référence non seulement à l’islamité de la doctrine, mais aussi à son caractère purement ésotérique. Cette perception ne caractérise toutefois le druzisme que pendant les quatre premiers siècles de son existence : entre le début du Ve/XIe siècle et la fin du VIIIe/XIVe siècle, la pensée druze ne divergeait en effet pas de la doctrine ésotérique ismaélienne telle qu’elle fut établie par l’imam Ḥamza durant la daʿwa (prédication) au Caire.
Il fallut attendre le IXe/XVe siècle et l’émergence d’une élite de juristes et d’exégètes druzes dans la Syrie rurale mamelouke pour qu’une école juridique doctrinale prenne forme au sein de la communauté locale du Ġarb. Cette élite de Sayyidiens, disciples et élèves de l’émir al-Sayyid, forts de l’appui que leur procurait les émirs buḥturides issus des Banū l-Ḥusayn, sut s’imposer comme un groupe homogène et influent doté d’une doctrine juridique systématique. Bien que le fondement de leur pensée théologique soit demeurée ismaélienne, les Sayyidiens développèrent une doctrine juridique substantielle conforme, en théorie, aux enseignements de la Ḥikma alors qu’elle était en fait largement inspirée du droit coutumier local et du droit sunnite, en particulier šāfiʿite.
Quelque un siècle et demi plus tard, alors que les Grandes Exégèses avaient sans doute déjà pris leur forme définitive, le Šayḫ al-Fāḍil (m. 1050/1640) apparaît dans l’historiographie druze comme un personnage clé dans le développement du druzisme. Comme le montre cette étude, la tradition druze lui attribue un rôle juridictionnel de premier ordre : en plus d’avoir exercé l’office de judicature dans sa ville d’origine, il aurait sanctionné et pérennisé les enseignements d’al-Sayyid (chapitre 1). Ses jugements et avis juridiques furent consignés par écrit dans un traité appelé le Précis de droit d’al-Fāḍil, qui est toutefois demeuré jusqu’à présent sujet à débat. Deux éditions (non scientifiques) de ce texte, effectuées par des auteurs druzes actuels, révèlent deux versions différentes du traité d’al-Fāḍil ; elles s’appuient sur des copies (manuscrites ?) sans doute tardives conservées de manière secrète dans des bibliothèques privées et, partant, accessibles aux seuls membres de la communauté religieuse. Toutes deux, on y revient dans le chapitre 2, présentent de nombreuses interpolations évidentes ; elles contiennent néanmoins un noyau authentique contemporain d’al-Fāḍil.
Ce noyau correspond au texte inédit couché par écrit dans le ms. Garrett 371B par un religieux druze durant la seconde moitié du XIe/XVIIe siècle. Le ms. Garrett 371B (désormais GAR) est un manuscrit unicum conservé à Princeton ; il correspond à un cahier de notes rédigé ou copié par un élève druze lors de séances d’initiation sous l’autorité d’un maître spirituel d’un rang élevé (chapitre 2). Nous en proposons une édition diplomatique qui rend compte du moyen-arabe usité dans certains villages syriens à cette époque, de même qu’une édition critique et une traduction annotée. Le titre « Précis de droit d’al-Fāḍil » correspond à l’objectif de l’auteur de consigner, écrit-il, un abrégé des enseignements religieux d’al-Fāḍil (siyāsatu-hu al-dīniyya) et des peines extrêmes (ḥadd-s) qu’il infligea en matière de droit pénal (GAR fol. 132a ; éd. et trad. §4). Nous verrons qu’il s’agit non seulement d’un simple précis de droit druze – le seul qui existe, à notre connaissance – mais aussi d’une mise à jour du droit médiéval élaboré par les juristes dans les Šarḥayn en prenant en considération les préoccupations et besoins du moment. Une casuistique extrêmement riche aborde ainsi, sous forme d’avis juridiques (raʾy-s) mis dans la bouche d’al-Fāḍil, des thèmes sociétaux divers à l’instar du mariage mixte et de la bienséance (chapitre 5).
Il est patent par ailleurs de constater comment le Précis expose les sources du fiqh druze et développe une herméneutique juridique claire faisant défaut dans les Grandes Exégèses, et notamment dans les Šarḥayn (chapitre 4). Le Šayḫ al-Fāḍil hiérarchise les sources de droit en plaçant en premier lieu les enseignements de l’imam Ḥamza – l’Intellect (ʿaql) cosmique lequel était supposé légiférer au nom du nāsūt (humanité de la forme humaine de Dieu) al-Ḥākim – et de ses auxiliaires al-Tamīmī et al-Muqtanā – soit respectivement le Verbe (al-kalima) et le Suivant (al-tālī) cosmiques. Les enseignements de l’émir al-Sayyid, assimilées aux Šurūḥāt ou Grandes Exégèses, se placent en deuxième position dans le fiqh druze ; ils s’inscrivent aux yeux d’al-Fāḍil en ligne directe avec la mission de l’imam. Se pose ensuite la question du Coran et des ouvrages de droit musulman non druzes : dans quelles conditions peuvent-ils être une source de droit, voire comment peuvent-ils être utilisés pour combler les lacunes du fiqh druze ? Le Šayḫ al-Fāḍil y apporte une réponse précise dont l’application peut toutefois être sujette à l’interprétation personnelle du sāyis ou juge druze.
Contrairement aux Šarḥayn rédigés, rappelons-le, au IXe/XVe et Xe/XVIe siècle, le Précis s’adresse un siècle plus tard à un public druze composé d’initiés mais aussi de non-initiés. Alors qu’il pose des règles juridiques pour répondre notamment aux besoins des initiés, le Šayḫ al-Fāḍil tranche des litiges impliquant également des non-initiés, à condition que l’une des deux parties soit initiée. La sentence prononcée, dans ce cas de figure, ne paraît pour autant contraignante que pour la personne initiée. Le droit druze était à l’époque prémoderne une affaire de religieux ou d’initiés : les druzes de naissance, c’est-à-dire nés d’une mère et d’un père issus d’une famille druze, qui ne sont pas initiés et, de là, qui n’étudiaient pas la Ḥikma étaient considérés comme des irréligieux dont le salut dépendait de leur capacité à se repentir et à rentrer dans le rang. Jusqu’au XIe/XVIIe siècle, ces non-initiés (dont les Banū Buḥtur qui refusèrent les enseignements réformateurs de l’un des leurs, l’émir al-Sayyid) suivaient les règles juridiques des autres maḏāhib islamiques et se bornaient à une compréhension littérale et apparente (ẓāhir) du Coran. La Ḥikma, lue comme une simple « interprétation allégorique » (taʾwīl) du texte coranique par les non-initiés impliqués tout de même dans les affaires religieuses, fut réservée aux seuls initiés à partir du IXe/XVe siècle, sous l’impulsion de l’émir al-Sayyid.
La société druze au IXe/XVe et XIe/XVIIe siècle était organisée de manière similaire, c’est-à-dire autour de règles juridiques contraignantes pour les initiés uniquement. Mais en intégrant la culture villageoise et la « bonne pratique » (sunna), le corpus juridique druze forme un système normatif évolutif au fil du temps. D’où les divergences qui existent entre les Šarḥayn et le Précis d’al-Fāḍil. L’innovation juridique, qui ne rejette toutefois pas le taqlīd (imitation ou respect des doctrines juridiques antérieures), est ainsi patente dans le Précis (chapitre 5). Seul le chef du maḏhab du moment, en l’occurrence le Šayḫ al-Fāḍil, était en mesure d’apporter des corrections aux règles posées dans les Šarḥayn, en les soumettant à une interprétation nouvelle à partir de son opinion personnelle (raʾy). Il jouait en sus le rôle de juge suprême ou incarnait plus précisément la plus haute instance judiciaire de la communauté, en sorte qu’il lui arrivait de s’opposer aux sentences de ses contemporains parmi les juges druzes et, parfois, de les châtier pour leur mauvaise compréhension des Šarḥayn ou pour avoir mal jaugé la gravité du cas qui leur avait été soumis.
En tant que chef du maḏhab, le Šayḫ œuvrait également pour la paix sociale et la cohésion communautaire et, enfin, agissait en censeur des mœurs. Et plus de la moitié des cas du Précis portent sur les femmes druzes afin de réglementer leur conduite au sein de la communauté et dans l’espace public. Le Šayḫ se montre plus virulent à leur égard que ne l’étaient les auteurs des Šarḥayn avant lui : ces derniers tentent d’instaurer l’égalité des sexes dans le mariage, alors que le Précis s’intéresse davantage à remettre la femme sous l’autorité juridique de son tuteur mâle. Mais nous verrons plus loin que dans l’ensemble des cas juridiques ne concernant pas forcément les femmes, le Šayḫ supputait les conséquences de ses avis et décisions en fonction de la situation sociale dans laquelle se trouvait alors sa communauté. Enfin, La casuistique juridique d’al-Fāḍil – à l’instar d’ailleurs de celle décrite dans les Šarḥayn – était également largement influencée par les règles coutumières locales.
Interrogeons cette dynamique : en sanctionnant une pratique sociale rurale, sinon réfutée, du moins bénéficiant d’imprécisions dans le fiqh druze classique (Šarḥayn), al-Fāḍil construit, comme avant lui les Sayyidiens, un droit d’inspiration sociétale mais dont la philosophie demeure avant toute chose spirituelle. La philosophie du droit druze renvoie ici à la manière qu’avaient les juristes prémodernes de penser le monde physique en lien avec le monde céleste, y compris la casuistique juridique supposée régir le fonctionnement communautaire ici-bas. La casuistique juridique dans le Précis d’al-Fāḍil est ainsi résolument empirique : le Šayḫ tranche sur des questions délicates de la vie courante (exemple : marier une fille mineure), ou encore donne son avis personnel sur des agissements frauduleux ou obscènes commis au sein de la société villageoise de son époque (exemple : uriner dans la rue). Afin de régler un différend, ou bien pour sanctionner ou condamner une pratique courante, al-Fāḍil prononçait une sentence qui se trouvait parfois à mi-chemin entre les règles élaborées dans les Šarḥayn et sa propre interprétation de la situation. Son opinion personnelle, assimilée à une fatwa, faisait désormais jurisprudence ; en d’autres termes, ses sentences et avis devenaient la règle à suivre au sein de la communauté des croyants lorsqu’un autre cas similaire était soumis par la suite aux juristes et juges druzes. D’où l’exemplarité jusqu’à nos jours d’al-Fāḍil, qui jouxte celle d’al-Sayyid.
Doubler cette exemplarité de la figure-modèle de ces deux savants – construite très tôt après leur mort comme l’atteste la production littéraire durant la seconde moitié du XIe/XVIIe siècle dans le cas d’al-Fāḍil, corollaire de la popularisation du druzisme – nourrit la notion de l’imitabilité de leurs faits et dires. Les chefs religieux druzes, afin de s’illustrer au sein de la société, devaient ainsi agir à l’instar de ces deux savants dont les actions étaient souvent décrites dans des récits construits a posteriori, dont la fonction rhétorique les rapproche de l’exemplum homilétique (chapitre 1).
Keywords
Islamic law, Shi'ism, Ismailism, Druze, Syria, Social history, Rural history
Create date
01/12/2022 14:30
Last modification date
02/12/2022 7:48
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