L’expression « ville idéale » n’est que rarement employée en Europe durant la période moderne, apparaissant surtout au sein de discussions philosophiques ou religieuses plutôt que dans les réflexions sur la forme urbaine ou sur la société qui l’habite . La notion, ainsi que la sélection d’un corpus, a donc été développée a posteriori par des historiens se fondant sur différents critères, parfois insuffisamment problématisés. Souvent, les exemples abordés se rencontrent dans plusieurs ouvrages ou commentaires sur le sujet, au point de former un canon de la ville idéale, création historiographique qu’il convient également d’interroger. Bien plus nombreuses que ces quelques exemples sont en effet les villes, décrites ou représentées au cours de la période moderne, dont il serait possible d’argumenter qu’elles sont « idéales » dans les deux sens de l’adjectif – à savoir « imaginaires » et « parfaites » aux yeux de leurs créateurs. Étant donné que cette « perfection » (parfois mieux définie comme une absence de défauts) est rendue possible par l’indétermination de nombreux aspects de la ville imaginaire, un enjeu essentiel est celui des qualités spécifiques que les concepteurs de ces villes cherchaient à mener à leur point de développement le plus abouti, qu’il s’agisse de l’organisation politique et sociale, de l’efficacité fonctionnelle de l’agencement spatial, de la beauté de la ville, ou encore du caractère agréable de son cadre de vie . Inévitablement, différents penseurs et architectes, de même que les commanditaires potentiels auxquels ils s’adressaient, s’intéressaient davantage à certaines de ces qualités qu’à d’autres, entraînant ainsi entre leurs villes imaginaires une disparité marquée. Il ne s’agit pas ici de critiquer, pour cette dernière raison, la notion même de ville idéale, mais au contraire de souligner la richesse qu’elle peut offrir à la réflexion et de suggérer un élargissement de son champ, tout en remettant en question certaines préconceptions ayant contribué à la formation de son canon historiographique. À la linéarité de ce dernier, lequel sélectionne souvent pour chaque période un seul exemple ou une sélection homogène de cas, il s’agira d’opposer une étude de différentes tendances issues d’un même environnement culturel, la France des dernières décennies du XVIIIe siècle. Il sera notamment proposé que, en contrepoint aux plans réguliers souvent cités comme exemples de la « ville idéale », ce milieu développe une esthétique de la cité désirable irrégulière, s’inscrivant dans un paysage naturel à la topographie variée.