Après avoir distingué les différentes manières dont les interprétants culturels et les règles sociales interviennent dans la configuration des émotions, cet article se penche sur l’enjeu politique que constitue la délimitation des émotions qui peuvent être mobilisées ou partagées ou, au contraire, celles qui sont jugées inconvenantes ou défectueuses. Au niveau collectif, cet enjeu, qui est celui de qui peut et doit ressentir quoi vis-à-vis de qui, est au cœur du « pouvoir quasi-juridique » des interpellations émotionnelles qui prennent place dans l’espace public : celui de faire advenir à l’existence sociale et politique le collectif qu’elles affectent et concernent, mais aussi le collectif dont elles se détachent ou auquel elles s’opposent. Un tel pouvoir interpellatif est particulièrement important pour les mouvements sociaux qui ne peuvent miser que sur l’intensité des alignements affectifs qu’ils sont à même de susciter. Cet alignement est essentiel pour un mouvement comme celui des gilets jaunes en France en 2018, qui ne dispose pas des représentants qui lui permettraient de bloquer les hétéro-interprétations disqualifiantes dont il fait l’objet. Ces réflexions nous invitent à compléter le lexique quelque peu sentimental ou thérapeutique du « partage émotionnel » par le lexique plus politique du « pouvoir ressentir ». Seul ce dernier est à même de poser les jalons d’une phénoménologie politique attentive à l’expérience en première personne comme au pouvoir de ré-alignement des émotions auxquelles nous sommes attachés.