Avec la massification d’Internet, les processus d’attention – qui sont aussi des processus de formation de la mémoire et de la culture – sont médiatisés et déployés au sein d'un écosystème de dispositifs et de pratiques qui en permettent la traçabilité. De par son importance dans les résultats de requêtes des principaux moteurs de recherche, Wikipédia permet d’appréhender avec une grande finesse et comme aucun autre média social ce qui suscite de l’intérêt. En opérant un décalage par rapport aux abondants travaux qui s’intéressent aux contenus et à leur édition collaborative, nous proposons d’explorer le potentiel de Wikipédia comme archive ouverte des attentions collectives. Dès lors, comment valoriser et explorer une telle archive ouverte, pourtant peu exploitée dans cette perspective en sciences humaines et sociales ? C’est cette question qui se trouve au coeur du projet WikiMaps que nous menons à l’Université de Lausanne. Dix ans après le Manifeste des Digital Humanites, ce projet, qui mobilise des données massives et des traitements analytiques et visuels importants dans une perspective interdisciplinaire, permet d’explorer concrètement les enjeux qui se posent aux sciences humaines et sociales à l’heure de l’open science.
WikiMaps expérimente la réutilisation des traces de consultation de Wikipedia, dont il s’agit de clarifier le potentiel heuristique pour les sciences humaines et sociales. L’enjeu est de faciliter l’exploration sans a priori d’un pan spécifique et important de cette archive considérable. À partir d’une base de données comprenant l’ensemble des pages identifiées par des géocodes sur les 40 principales éditions linguistiques et les données relatives à leurs consultations journalières au cours des 12 dernières années, WikiMaps permet d’observer et de comparer les géographies différentielles qui émergent de l’intérêt inégal que suscitent dans le temps tous les contenus se référant à ce qui a lieu dans le monde. Par le biais d’une opérationnalisation cartographique de l’attention, la proposition visuelle de ce projet permet d’explorer les attentions dans une perspective multiscalaire, de la rue au planisphère, passant de la structuration mondiale des attentions à leur distribution locale et temporelle. Les guerres, les actes terroristes ou les événements culturels et sportifs peuvent dès lors être vus comme autant de hauts lieux de nos attentions et de nos mémoires collectives.
Nous proposons de partager l’expérience de ce projet de recherche afin de contribuer au débat relatif aux enjeux contemporains des digital humanities, tant du point de vue des conditions pratiques de leur mise en oeuvre que de la valeur heuristique de leurs productions. Plus précisément, nous questionnons le potentiel des traces ouvertes de Wikipédia pour l’étude des phénomènes culturels et sociaux, à l’heure où les grandes plateformes du Web social ferment leurs API. Nous discutons enfin des enjeux relatifs à la production et à la mise à disposition de dispositifs de visualisation et d’exploration de données massives, et en particulier de l’importance spécifique de cette forme de visualisation spatio-temporelle de données hétérogènes pour l’analyse des dynamiques sociales, culturelles et historiques complexes.